Le Soldat inconnu du Canada : 25 ans de mémoire

Il y a vingt-cinq ans, les restes d’un soldat canadien non identifié ont été rapatriés de France et inhumés au Monument commémoratif du Canada à Ottawa. Depuis, la Tombe du Soldat inconnu est devenue l’un des symboles les plus puissants du souvenir au pays.

Dans cet épisode, l’artiste et sculptrice Mary Ann Liu, conceptrice de la tombe, partage la vision et les symboles qui inspirent son œuvre. Puis, l’historienne Stacey Barker, spécialiste de l’art et de l’histoire militaire au Musée canadien de la guerre, nous aide à retracer les origines et la portée durable de ce monument. Ensemble, elles explorent la manière dont la Tombe du Soldat inconnu continue d’honorer le sacrifice de ceux et celles qui ont servi — et les valeurs qui unissent les générations de Canadiens et de Canadiennes.

Écoutez l’épisode :


Angela Misri : Au cœur d’Ottawa, sous le Monument commémoratif de guerre du Canada, repose le Soldat inconnu, symbole de service, de sacrifice et de souvenir. Après la Première Guerre mondiale, des soldats non identifiés ont été inhumés lors de cérémonies à travers le Commonwealth — une façon d’honorer ceux et celles qui avaient donné leur vie sans jamais être nommés. Cette histoire est revenue au pays en mai 2000, lorsque les restes d’un soldat canadien ont été rapatriés de France et inhumés sous le Monument commémoratif lors d’une cérémonie émouvante à l’échelle nationale.

Angela Misri : Bienvenue à Canadian Time Machine, un balado qui explore les grands moments de l’histoire de notre pays. Je suis Angela Misri.

Angela Misri : La Tombe du Soldat inconnu est plus qu’une sépulture. C’est un symbole. C’est un lieu de recueillement, un endroit pour réfléchir à ceux et celles qui ont servi et à ce qu’ils ont donné pour le Canada. Aujourd’hui, nous allons découvrir les coulisses de ce monument : comment il a été créé, la signification derrière chaque détail, et les histoires qui rappellent encore aux Canadiens les sacrifices faits pour la liberté et la paix. Mais l’histoire de la tombe — sa conception artistique et ce qu’elle représente — a rarement été racontée. Nous allons plonger dans l’histoire et l’héritage du Soldat inconnu lui-même. Voici l’artiste derrière la conception de la tombe.

Mary Ann Liu : Je m’appelle Mary Ann Liu. Je suis sculptrice, directrice artistique et peintre. En gros, je suis une créatrice. Une artiste qui touche à plusieurs domaines.

Angela Misri : Avant de sculpter le bronze, Mary Ann travaillait la terre cuite, façonnant des figures pouvant atteindre deux mètres et demi. Mais plus ses idées grandissaient, plus elle avait besoin d’un matériau solide et durable.

Mary Ann Liu : Le plus grand défi pour un sculpteur, c’est la gravité. On ne peut pas y échapper tant qu’on est sur cette terre. La terre cuite est un matériau solide qui peut durer des milliers d’années, mais elle est très fragile, et lourde. Avec le bronze, on peut créer de petites connexions, faire flotter ou s’élever une forme — on peut lui faire faire des choses que d’autres matériaux ne permettent pas, grâce à sa force intrinsèque.

Angela Misri : En 1999, Mary Ann fait partie d’une douzaine de sculpteurs sur bronze invités à participer à un concours national pour créer ce qui deviendrait la Tombe du Soldat inconnu.

Mary Ann Liu : Je travaillais pour Jack Harman, qui avait réalisé la plupart des statues partout au Canada, et dans une fonderie. C’était donc une suite naturelle. Je me suis dit : je veux créer quelque chose de significatif — pas seulement pour moi, mais pour le Canada. Je voulais contribuer à une œuvre qui durerait. Le bronze s’est imposé comme un choix naturel, et c’est pourquoi on le considère comme l’un des matériaux nobles. Le bronze et le granit sont sans doute les matériaux les plus durables qu’un artiste puisse utiliser aujourd’hui.

Angela Misri : En compétition aux côtés de son professeur et mentor, Jack Harman, Mary Ann s’est mise à créer sa maquette — un modèle réduit de son design du sarcophage.

Mary Ann Liu : On nous avait donné comme directive de rendre hommage au Mémorial de Vimy, en France. Donc le casque de la Première Guerre mondiale, l’érable, le laurier et l’épée de croisé étaient des éléments incontournables.

Angela Misri : Le casque du soldat fait directement référence au Soldat inconnu. La couronne de lauriers symbolise la paix et la victoire, la branche de jeunes feuilles d’érable représente les soldats canadiens, et l’épée de croisé évoque la statue de l’épée brisée qui se dresse au Mémorial de Vimy, en France.

Mary Ann Liu : Connaître l’histoire du Mémorial de Vimy et sa signification, c’est un bon point de départ. Mais je me suis aussi dit : les anciens combattants font partie intégrante de tout ça. Alors comment leur rendre hommage? Ce n’est pas une question légère. J’ai donc étudié les médailles qui leur avaient été décernées — ça faisait partie de ma recherche. Et, en conséquence, les quatre coins de la tombe sont décorés de motifs qui représentent les rubans. Et bien sûr, parmi les médailles, il y a le coquelicot, que j’ai sculpté en bas-relief. C’est comme ça que cet élément est né.

Angela Misri : Son design ne reposait pas uniquement sur la symbolique.

Mary Ann Liu : Sur un plan plus pratique aussi — il y a des planchistes partout, et je les apprécie pour ce qu’ils sont — mais ces coins ont aussi été pensés pour les dissuader. Cela dit, c’est secondaire par rapport au respect et à l’hommage rendus à ceux qui ont combattu et aux anciens combattants.

Angela Misri : Alerte divulgâcheur : elle a gagné. Mary Ann a reçu l’appel en décembre 1999, ce qui lui laissait moins de six mois pour sculpter le bronze et le granit qui allaient devenir la tombe.

Mary Ann Liu : Le message que je voulais transmettre, le thème de base de la conception de la Tombe du Soldat inconnu, c’est celui du passage. Le soldat est inconnu, oui, mais ce que tout le monde connaît, ce sont les sacrifices qui ont été faits. Le passage, c’est un mouvement dans le temps, une transition. Ce n’est pas seulement le temps, mais aussi la façon dont on peut l’exprimer à travers les matériaux. La tombe passe du socle en granit à un matériau plus « civilisé » comme le bronze. L’union entre ces matériaux devait être fluide, et j’y suis parvenue en faisant passer les formes rugueuses à des formes plus raffinées, puis encore plus polies au sommet. Le passage du temps, c’est aussi le passage de la vie à la mort, le passage des émotions — tout cela. C’est vraiment le cœur de ma philosophie.

Angela Misri : Une transition sans faille entre le granit et le bronze? Plus facile à dire qu’à faire. Et Mary Ann explique que la construction et la sculpture de la tombe n’ont pas été sans défis.

Mary Ann Liu : Quand on regarde une sculpture posée sur une base en granit ou autre, on ne pense pas à tout l’aspect industriel — extraire la pierre du sol, par exemple. Quand je suis arrivée, il manquait un morceau de pierre. Petit, mais important. Ce morceau devait accueillir une feuille qui s’intégrait à la pierre, passant du brut au plus défini. Ce morceau manquait. Alors j’ai sculpté la feuille en la retirant, comme si elle avait été arrachée. Une jeune branche brisée avant son temps. Je crois que c’était un heureux hasard. Ce genre de choses, en sculpture, est précieux — ça permet un moment de spontanéité et ça ajoute de la profondeur à l’émotion.

Angela Misri : Mary Ann estime que l’ensemble de la sculpture pesait plus de 1 000 livres, ce qui signifiait que même le sol sous la tombe devait être soigneusement renforcé avant de pouvoir l’accueillir.

Mary Ann Liu : Ils avaient découvert qu’il y avait des cavités sous le Monument commémoratif de guerre, et c’était un projet majeur à régler. Je crois qu’il y avait des trous gros comme des Volkswagen! Vous savez, on ne pense pas souvent à ce qu’il y a sous terre. Quand tout a enfin été assemblé, j’ai pu pousser un grand soupir de soulagement. On a monté la pièce, puis elle a été transportée, et je dois dire que c’est assez angoissant — parce que, et si la grue se brisait ou quelque chose du genre? On parle ici d’un poids énorme. L’installation a été faite par Travaux publics, évidemment. Moi, j’avais un talkie-walkie et je les laissais faire, parce que je ne voulais pas interférer avec les experts qui font ce travail année après année. Ils ne pouvaient pas mettre le couvercle tout de suite, parce qu’il restait encore quelque chose à déposer à l’intérieur.

Angela Misri : Le 25 mai 2000, les restes du Soldat inconnu ont été rapatriés de France. Trois jours plus tard, il a été inhumé sous le Monument commémoratif de guerre national. Le cercueil a été recouvert de terre provenant de chaque province et territoire du pays, ainsi que du champ de bataille de Vimy, où il avait combattu. Mary Ann était présente avec sa famille.

Mary Ann Liu : Les anciens combattants tenaient vraiment à me parler, et c’était très, très touchant. Ils m’ont remis des épinglettes de leurs différentes sections — j’en ai maintenant une collection presque complète. J’ai été profondément émue de les rencontrer en personne. Tout s’est passé à toute vitesse — beaucoup de gens voulaient me parler de la tombe, ce que je fais toujours avec plaisir. Mais ce dont je me souviens le plus, ce sont les accolades et les poignées de main des vétérans. Ça m’a beaucoup émue.

Angela Misri : Ce qui a le plus marqué Mary Ann, cependant, c’est ce qui s’est passé ensuite. Quelques heures après la cérémonie, une fois le cercueil déposé dans la tombe et la foule dispersée, elle est retournée sur les lieux avec l’équipe pour sceller la tombe une dernière fois.

Mary Ann Liu : La dernière pièce posée, c’était le bronze — collé avec une sorte de colle super permanente, vraiment incassable. Il y avait des barricades tout autour, et j’ai été surprise de voir combien de gens étaient encore là. Quand nous avons terminé — quelques retouches ici et là, un peu de polissage — les barricades ont été retirées, et la foule s’est précipitée comme une vague autour de la tombe. Les gens se sont agenouillés, certains ont embrassé le bronze. J’étais bouleversée. Si j’avais su à quel point la réaction émotionnelle serait forte, j’aurais probablement été trop nerveuse pour travailler. Mais comme je n’en étais pas pleinement consciente, j’ai simplement fait mon travail, avec toute ma concentration habituelle. Et quand j’ai vu ça, je me suis dit : « Wow… c’est incroyable. »

Angela Misri : Et aujourd’hui, 25 ans plus tard, Mary Ann rend à nouveau hommage au Soldat inconnu — d’une façon complètement nouvelle.

Mary Ann Liu : J’ai récemment conçu une pièce d’or pour la Monnaie royale canadienne. Il y en a 1 500 — je ne sais pas combien sont encore disponibles. Mais très bientôt sortira la pièce de deux dollars que j’ai dessinée pour commémorer le 25ᵉ anniversaire de l’inauguration de la Tombe du Soldat inconnu. Et on sait tous à quoi ressemble un deux dollars, n’est-ce pas? Tous les Canadiens le savent! Mais celle-là a un design très, très différent. Vous pourrez la voir sur le site de la Monnaie après sa sortie, le 4 novembre. C’est la pièce de deux dollars qui souligne le 25ᵉ anniversaire de l’inauguration de la Tombe du Soldat inconnu. Je suis vraiment fière de ce travail — je me sens honorée et privilégiée d’avoir pu contribuer à tout cela.

Angela Misri : C’est officiel : la pièce de deux dollars de Mary Ann est maintenant en circulation. La prochaine fois que vous recevrez de la monnaie, prenez le temps d’y jeter un œil — vous tenez peut-être une œuvre d’art entre vos mains. La Monnaie royale canadienne a aussi lancé une pièce d’or en édition limitée, représentant un gros plan de la Tombe du Soldat inconnu, offerte sur le site de la Monnaie et dans les bureaux de poste. Vous trouverez le lien dans les notes de l’épisode si vous voulez la voir. Et pour Mary Ann, ce nouveau projet ne se limite pas à rendre hommage à l’histoire — il rappelle aussi pourquoi les arts sont si essentiels.

Mary Ann Liu : Soutenez les arts. Tout le monde, soutenez les arts. Parce que sans culture, nous sommes des peuples sans civilisation. Soutenez les arts sous toutes leurs formes. Allez voir des spectacles, achetez de l’art, créez de l’art, et ne cessez jamais.

Angela Misri : Grâce à son art, Mary Ann Liu a permis aux Canadiens de voir le Soldat inconnu sous un nouveau jour. Mais l’histoire de ce soldat, et la signification de son retour au pays, vont bien au-delà de la sculpture elle-même.
Pour explorer cette histoire, nous avons parlé avec la Dre Stacey Barker, historienne de l’art et de l’histoire militaire au Musée canadien de la guerre, qui dirige les recherches pour l’exposition du musée sur le Soldat inconnu.
Bonjour, Stacey. Ravie de vous rencontrer.

Stacey Barker : Moi aussi, ravie de vous rencontrer.

Angela Misri : Après la Première Guerre mondiale, de nombreux soldats n’ont jamais été identifiés, laissant leurs familles dans un deuil sans réponse. Comment est née l’idée du Soldat inconnu, et que symbolisait-elle à l’origine?

Stacey Barker : Le concept moderne du Soldat inconnu vient effectivement de la Première Guerre mondiale. Ce conflit a fait un nombre colossal de victimes — des millions, si on compte tous les pays belligérants — dont beaucoup de soldats portés disparus ou non identifiés.
Il existe plusieurs versions de l’origine de cette idée de commémoration, mais on l’attribue souvent à un aumônier britannique, le révérend David Railton. Il servait sur le front de l’Ouest, vers 1916, lorsqu’il est tombé sur la tombe d’un soldat inconnu sur le champ de bataille.
Cela l’a profondément marqué : il a commencé à réfléchir à ce que cela signifiait pour les familles — pour l’épouse, le fils, le frère — de ne pas savoir ce qu’était devenu leur être cher. Il s’est alors demandé : que puis-je faire? Et il a eu l’idée de ramener au pays la dépouille d’un soldat inconnu du champ de bataille, afin qu’il symbolise tous les disparus et offre un lieu de deuil à leurs proches.
L’anonymat était essentiel, parce qu’il permettait à ce soldat de représenter tous ceux qui manquaient à l’appel.
En 1920, il a été inhumé à l’abbaye de Westminster, à Londres — c’est le guerrier inconnu du Royaume-Uni. La France a fait de même, les États-Unis aussi, mais pas encore le Canada. Il faudra attendre plusieurs décennies. À l’époque, le Canada combattait comme partie intégrante de l’Empire britannique.
Ce n’est qu’au cours des années 1990 que le pays envisage vraiment de rapatrier son propre Soldat inconnu. Jusque-là, le guerrier inconnu britannique était perçu comme représentant aussi les Canadiens tombés pour la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale.
Donc oui, ce concept découle vraiment du contexte de cette guerre, marquée par un nombre immense de morts et de disparus.

Angela Misri : Vous avez dit qu’il s’agit d’une idée « moderne » du Soldat inconnu, mais il y a eu des soldats inconnus depuis des siècles, n’est-ce pas?

Stacey Barker : Absolument. Tant qu’il y a eu des guerres, il y a eu des soldats portés disparus — des gens dont l’identité s’efface avec la mort. Ce n’est pas nouveau, ni rare.
Mais la notion de commémoration qui émerge après la Première Guerre mondiale, elle, est quelque chose de particulier.
Rappelons que cette guerre a profondément bouleversé de nombreuses nations, y compris le Canada. Devant tant de morts, il fallait trouver un moyen de donner un sens à tout cela, un moyen de faire son deuil.

Et pour le Canada, ces corps étaient restés outre-mer — ils ne sont jamais rentrés au pays. En ramenant un seul soldat pour qu’il représente tous les morts, on offrait un lieu où concentrer le souvenir et le chagrin.

Donc, même si des soldats ont toujours manqué à l’appel, le concept moderne du Soldat inconnu s’inscrit vraiment dans ce mouvement de commémoration né après la Première Guerre mondiale — ce besoin de se souvenir, de donner un sens à ce que le monde venait de traverser.

C’est à cette époque qu’on voit apparaître partout des monuments et mémoriaux, au Canada et à l’étranger. Chaque petite ville a son cénotaphe, il y a le Mémorial de Vimy… Tout cela sert à donner un sens à la perte. Et le Soldat inconnu s’inscrit pleinement dans cette logique. Quand je parle du concept moderne, c’est de cela qu’il s’agit : il prend racine dans la Première Guerre mondiale.

Angela Misri : Est-ce que c’est aussi culturel? Je me demande — je suis hindoue — s’il y a une dimension religieuse, peut-être catholique ou chrétienne, dans cette idée?

Stacey Barker : Il y a certainement une dimension religieuse, un sentiment de sacré. Après tout, c’est une tombe.

Je me souviens : au Monument commémoratif de guerre national, après l’inhumation du Soldat inconnu, le lieu a complètement changé de ton. Il est devenu plus solennel, parce que c’est désormais un site funéraire. On sent qu’il faut y être respectueux.

Les gens s’y rendent, s’arrêtent, prennent un moment devant la tombe, devant ce soldat.

Et oui, il y a une part de symbolisme chrétien. À l’époque, la majorité des Canadiens étaient chrétiens, alors sans doute que cela a influencé la forme de la commémoration.
Mais je ne dirais pas nécessairement que c’était uniquement une façon chrétienne de se souvenir de ceux qui sont tombés.

Angela Misri : Oui, je me pose la question parce qu’en hindouisme, on pratique la crémation puis on disperse les cendres dans le Gange, n’est-ce pas? C’est notre lieu symbolique pour partager le deuil et se recueillir. Je me demandais donc si, dans le cas du Soldat inconnu, il y avait aussi un aspect culturel.

Stacey Barker : Je pense que l’impulsion de créer des monuments, des mémoriaux et des cénotaphes après la Première Guerre mondiale est un peu similaire. C’est une manière de créer un endroit où les gens peuvent aller se souvenir. Dans ce sens, oui, on peut voir un parallèle.

Angela Misri : Le Soldat inconnu du Canada a été choisi dans un cimetière près de la crête de Vimy, que j’ai eu l’occasion de visiter il y a quelques années. C’est un lieu central dans notre histoire nationale. Pouvez-vous expliquer pourquoi cet endroit a été choisi?

Stacey Barker : La crête de Vimy occupe une place immense dans notre mémoire collective de la guerre. Beaucoup la considèrent comme un moment fondateur pour la nation canadienne, car c’est la première fois que les quatre divisions canadiennes combattaient ensemble dans une bataille. Et c’était une victoire, certes, mais très coûteuse.

Bien sûr, il y a le célèbre Mémorial de Vimy de Walter Allward, en France. Il a donc été jugé approprié de choisir un soldat enterré dans la région de Vimy, parce qu’il est possible qu’il y ait combattu. On ne peut pas le savoir avec certitude — on ne connaît pas son identité — mais il est probable qu’il soit mort dans ce secteur, puisque les soldats étaient enterrés près du lieu où ils étaient tombés.
Il était donc important de le choisir dans cette zone, à cause de l’importance immense que Vimy a et continue d’avoir pour les Canadiens.

Il y a aussi des références dans le design : sur le mémorial de Vimy, il y a un petit détail sur un côté — c’est un sarcophage. Si vous regardez bien, vous remarquerez que les sculptures sur le dessus — le casque, l’épée, les feuilles de laurier — font écho, de manière intentionnelle, au mémorial. Dans la tombe d’Ottawa, il y a aussi une épée, un casque, des feuilles d’érable et des feuilles de laurier. Il y a donc un lien dans le design entre ces deux tombes, et dans le fait que le soldat ait été choisi dans cette région qui a tant de signification pour les Canadiens.

Angela Misri : On l’appelle le Soldat inconnu, mais les historiens ont quand même pu découvrir quelques détails. Et c’est drôle que vous parliez de l’importance de l’anonymat — il peut représenter tout le monde. Mais que sait-on réellement, ou que pense-t-on savoir, sur son identité possible?

Stacey Barker : En gros, tout ce que nous savons, c’est qu’il a servi dans la Force expéditionnaire canadienne (FEC). Quand sa tombe a été ouverte et que le corps exhumé, on a trouvé quelques restes de ce dans quoi il avait été enterré. On a retrouvé les insignes d’épaule canadiens, des fragments de son masque à gaz, des morceaux de ses bottes, mais rien d’identifiable. Et c’était important, parce que nous avions promis de ne jamais tenter de l’identifier. La Commission des sépultures du Commonwealth nous a beaucoup aidés à ce sujet, et ces tombes ne doivent jamais être ouvertes. Ici, c’était une exception.
On sait donc qu’il était dans la FEC, qu’il est probablement mort dans la région de la crête de Vimy, et qu’il était un homme — seuls les hommes combattaient à cette époque. C’est tout.

Angela Misri : Il pourrait vraiment être n’importe qui, et c’est en quelque sorte le principe.

Stacey Barker : Exactement. Son anonymat est essentiel, parce qu’on peut y mettre n’importe quel visage. Lorsqu’il a été réinhumé à Ottawa en 2000, la gouverneure générale Clarkson a prononcé un éloge très fort, le qualifiant de « chaque soldat de toutes nos guerres ». Ça m’a profondément marquée, parce que c’est exactement ce qu’il est. Son pouvoir réside dans son anonymat : on ne saura jamais qui il est, et de cette façon, il peut représenter tout le monde.

Angela Misri : Oui, et vous parlez de ce moment — je l’ai regardé à la télé il y a 25 ans — des milliers de Canadiens alignés dans les rues pour lui rendre hommage. Pourquoi pensez-vous que cette cérémonie a autant résonné à travers le pays?

Stacey Barker : Je pense que le Canada a une relation avec la guerre que nous préférons parfois ne pas trop réfléchir, mais qui a vraiment façonné notre pays à bien des égards. Nous avons tous des proches qui ont combattu dans des guerres. Beaucoup d’entre nous ont perdu des êtres chers au combat, et même ceux dont les membres de la famille n’ont pas servi avaient des frères, des pères, des sœurs qui étaient soldats, infirmiers, membres d’équipages aériens ou marins. Il y a donc un lien. Un lien personnel que beaucoup de Canadiens entretiennent avec la guerre et ses impacts.
Et je pense que le Soldat inconnu est une autre façon de reconnaître cela et de s’en souvenir. Il est devenu un point focal au Monument commémoratif de guerre national. On voit des gens s’y rendre, pas seulement le Jour du Souvenir, mais n’importe quel jour de la semaine. On peut vraiment s’approcher de la tombe. Rien n’empêche de s’arrêter un moment pour se recueillir, que ce soit pour des gens que vous connaissez ou plus généralement. C’est donc une façon supplémentaire pour les Canadiens de se souvenir et de continuer à se souvenir.
Vous savez, en 1995, soit cinq ans avant le rapatriement du soldat, c’était le 50ᵉ anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela a placé les gens dans un état d’esprit commémoratif, pour ainsi dire.

Angela Misri : Pourquoi cela a-t-il pris jusqu’en 2000?

Stacey Barker : Pourquoi jusqu’en 2000? Jusqu’aux années 1990, le guerrier inconnu à Londres représentait tous les soldats ayant combattu pour l’Empire britannique pendant la Première Guerre mondiale. Puis, en 1993, l’Australie a rapatrié un soldat inconnu australien pour commémorer le 75ᵉ anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale. Cela a établi un précédent important et a fait réfléchir les Canadiens : « Hé, nous pourrions faire pareil. Cela serait approprié. »
La Légion royale canadienne a donc mené une campagne vers la fin des années 1990. Ils ont créé un groupe de travail, impliqué plusieurs ministères, et ont concrétisé le projet. Voilà pourquoi cela a pris autant de temps.

Angela Misri : Parce que c’était en quelque sorte pris en charge par les Britanniques, ok.

Stacey Barker : Exactement, oui, nous avons combattu comme partie de l’Empire britannique. Et il faut se rappeler que le Canada a un autre Soldat inconnu : Terre-Neuve en a rapatrié un l’an dernier, parce que Terre-Neuve ne faisait pas partie du Canada pendant les Première et Seconde Guerres mondiales. C’était aussi un dominion britannique. Ils ont donc leur propre tradition et leur propre soldat inconnu. Nous avons donc deux Soldats inconnus au Canada.

Angela Misri : J’ai regardé la cérémonie de 2000 à la télé. J’étais, je crois, à Toronto. Et vous, étiez-vous à la cérémonie à Ottawa?

Stacey Barker : Je ne crois pas. Je vivais ici à l’époque, mais je pense que j’étais à Vancouver. J’ai quand même regardé des vidéos et des photos, et cela avait l’air d’être une cérémonie extrêmement émouvante. Bien sûr, j’ai assisté à de nombreuses cérémonies du Jour du Souvenir ici à Ottawa, et l’ambiance était similaire, même si celle-ci avait lieu en mai, rassemblant des gens pour se souvenir non seulement d’un soldat en particulier, mais de tous les soldats.

Angela Misri : La perspective des Canadiens sur la guerre et le service militaire a beaucoup évolué depuis les Première et Seconde Guerres mondiales, et encore depuis 2000. Selon vous, comment le Soldat inconnu reflète-t-il ces changements d’attitude?

Stacey Barker : C’est intéressant. Je pense que la présence du Soldat inconnu au Monument commémoratif de guerre national permet aux gens de se recueillir de manière plus personnelle. Même s’il est anonyme, nous ne savons pas qui il est, les gens peuvent quand même se connecter à ce symbole.

Et je pense que c’est ce que les gens apprécient aujourd’hui : au Musée canadien de la guerre, lors de nos expositions, les visiteurs aiment les histoires personnelles, des récits auxquels ils peuvent se rattacher, parce que chacun a une histoire familiale qui touche, d’une manière ou d’une autre, à la guerre.

Je ne dirais pas que les gens apprécient l’histoire, dans le sens de « s’amuser », mais ils s’y identifient s’ils sentent que cela les concerne personnellement. Je pense que c’est ce qui se passe avec le Soldat inconnu.

Angela Misri : Non, mais je veux dire, juste en partant de là… Ça a du sens dans ma tête : quand on peut s’identifier personnellement, c’est plus facile. Mais quand il y a des guerres maintenant — et il y en a eu toute notre vie — auxquelles on ne soutient peut-être pas, ou auxquelles les Canadiens ne participent pas… Comment cela reflète-t-il sur le Canada? Avons-nous encore besoin d’un mémorial de guerre? C’est ma question.

Stacey Barker : Oh, absolument, je pense que oui. Parce que ça fait partie de notre histoire. La guerre a façonné le Canada, que ça nous plaise ou non, et elle continue de le faire. Nous aurons toujours un lieu pour y réfléchir. On n’est pas obligé d’être d’accord avec toutes les guerres auxquelles le Canada a participé pour aller au Monument commémoratif de guerre, mais on peut s’y rendre et réfléchir à l’impact de la guerre — sur l’humanité, sur les Canadiens, sur tout le monde, que l’on ait servi ou non.
Chaque Jour du Souvenir, je pense aux membres de ma famille qui ont servi, qui sont morts. Je pense à leurs proches et à la façon dont leur vie a été affectée. Je pense à tous ceux dans le monde touchés par la guerre. Oui, nous avons besoin d’un espace pour réfléchir, je pense. Oui.

Angela Misri : Avec le Jour du Souvenir qui approche, comme vous le disiez, le Soldat inconnu prend une signification très immédiate, du moins chaque année. Pourquoi pensez-vous qu’il résonne encore si fortement auprès des Canadiens aujourd’hui?

Stacey Barker : Je pense que c’est parce qu’il est anonyme. On peut y projeter ce qu’on ressent à propos de la guerre, que ce soit ce qui se passe maintenant ou ce qui s’est passé dans le passé. On a un endroit pour réfléchir, assez solennel et calme. Même si c’est en plein centre-ville d’Ottawa, l’atmosphère reste solennelle.
Les gens peuvent aussi aller au Musée canadien de la guerre pour faire la même chose. On y trouve la pierre tombale originale du Soldat inconnu, ramenée de France. Bien sûr, chaque année, le Jour du Souvenir, le soleil traverse la fenêtre et éclaire la pierre tombale dans une cérémonie très émouvante.

Angela Misri : Que dit la pierre tombale originale?

Stacey Barker : Elle porte l’inscription « Connu seulement de Dieu », qui est ce qu’on inscrivait sur les tombes des inconnus, puisqu’il n’est connu que de Dieu.

Angela Misri : Oui.

Stacey Barker : La nouvelle pierre tombale… il y a en fait une nouvelle pierre sur l’emplacement de sa tombe originale en France, qui explique qu’il est maintenant à Ottawa. Il est désormais le Soldat inconnu ici. Depuis son inhumation au Monument commémoratif de guerre national, vous remarquerez que, le Jour du Souvenir — et c’est quelque chose que je fais — à la fin de la journée, les gens déposent leurs coquelicots sur la tombe. À la fin de la journée, elle est recouverte de coquelicots et d’autres souvenirs que les gens laissent, et cela montre bien ce que cet endroit signifie pour les Canadiens.
Et le Jour du Canada, vous verrez des petits drapeaux en papier déposés sur la tombe. Là encore, c’est symbolique. Les gens aiment avoir un lieu où aller, rendre hommage et dire : « On se souvient de vous. »

Angela Misri : Oui, c’est un très bon point. J’ai déjà fait le geste des coquelicots.

Stacey Barker : Oui.

Angela Misri : Ça fait sens. Et il y a quelque chose dans le fait de se rassembler… Avoir un lieu pour se réunir, où chacun pense à ses pertes, mais où l’on est tous ensemble.

Stacey Barker : C’est vrai. C’est un souvenir à la fois collectif et personnel.

Angela Misri : Je trouve ça vraiment puissant. Merci beaucoup d’avoir été avec nous, Stacey.

Stacey Barker : Merci de m’avoir invitée.

Angela Misri : Merci d’avoir écouté Canadian Time Machine. Ce podcast est financé par le gouvernement du Canada et créé par le Walrus Lab. Cet épisode a été produit et monté par Jasmine Rach. Amanda Cupido est la productrice exécutive. Pour plus d’histoires sur les jalons historiques canadiens et pour consulter les transcriptions en anglais et en français de cet épisode, visitez wallace.ca/canadianheritage. Il existe également un pendant francophone de ce podcast appelé Voyages dans l’histoire canadienne. Si vous êtes bilingue et souhaitez écouter davantage, vous pouvez le trouver partout où vous obtenez vos podcasts.

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